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Café Colombo ( Oujda) : entre autrefois et aujourd’hui

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Une  envie de femme enceinte m’a soudain pris d’aller prendre un café sur la terrasse de Colombo. J’y ai tout d’abord jeté un regard circonspect et scrutateur sur les tables, épiant du coin de l’œil les attablés, pareil au soldat en mission de reconnaissance derrière les lignes ennemies. J’étais pris entre deux postulations contraires : l’une m’appelant à prendre place à l’une des tables qui s’offrait à moi, libre, avec ses quatre chaises tout autour, l’autre à continuer mon chemin sur le mince lambeau de trottoir laissé aux piétons qui devaient se suivre en file indienne ou se croiser à mi-épaule pour éviter les contacts par les arrière-trains ou les chocs frontaux. Il y a souvent des embouteillages à ce niveau du boulevard Mohammed V et le poids de tous les yeux de cette clientèle désœuvrée. L’envie de m’assoir a pris le dessus sur celle de marcher. L’âge a ses faiblesses. Et ses petits caprices également. Une table libre  m’a fait signe de venir occuper l’une des quatre chaises qui font cercle autour. Avant de me décider à prendre place, j’ai jeté un timide coup d’œil aux quelques attablés qui, à la façon dont ils se tenaient, confiants et pleins d’assurance, avaient l’air d’être des habitués. Certains, calmes et indifférents, parcouraient des yeux les manchettes ensanglantées des premières pages d’un journal chiffonné par des manipulations précipitées et violentes, d’autres discutaient paisiblement, la cigarette entre l’index et le majeur, d’autres encore, à considérer leur mine sombre, devaient méditer sur ce qui les aurait fait venir se réfugier  dans ce lieu d’exil et d’oubli. D’autres enfin, le pantalon retroussé jusqu’à mi-mollets, offraient leurs pieds à un cireur qui tambourinait de sa brosse sur le caisson sur lequel le client posait tantôt un pied tantôt l’autre.

J’ai ‘’pris une table’’ comme disent dans leur langue les habitués. Elle était encore chargée de la cargaison des consommateurs à qui je l’ai héritée : verres et tasses vides ou avec un doigt d’un liquide ocre ou brumeux qui avait été du thé ou du café au lait avec une mince pellicule striée de zébrures irrégulières, des sous tasses, des cuillers, des cendriers, des plateaux, des sachets de sucre granulé vides, entamés ou vierges…Toute une vaisselle d’un service conclu et consommé gisant sur les tables  dans l’attente d’être emportée par le garçon serveur qui s’affairait, allant de table en table, les mains chargées jusqu’aux biceps. J’ai demandé un café ‘’noir’’, comme si le café avait d’autres couleurs. Une drôle de commande qui m’aurait valu quelque réflexion désobligeante ! J’étais servi, sans plateau, à même la table où trônait déjà un cendrier écorné à l’un de ses angles. La mutilation de ce cendrier blessait l’œil et une table sans plateau est tout ce qu’il y a de plus dépareillé et de plus triste avec en plus un cendrier infirme. J’étais servi dans une tasse aux contours rugueux dont l’irrégularité des bords ressentie au contact de l’intérieur de la lèvre inférieure était certainement due à des chocs violents avec d’autres vaisselles que le plongeur traitait sans ménagement dans l’évier. Elle était là, pleine d’un liquide de la nature du café ‘’noir’’ au milieu d’une sous tasse ébréchée, écaillée, et un verre d’eau de robinet alors qu’à ma connaissance, on servait de l’eau minérale avec les cafés ‘’noirs’’. J’ai voulu de visu m’assurer de ce manque aux règles des convenances en vigueur dans les cafés de bonne enseigne : là où il y avait café ‘’noir’’, il y avait également bouteille d’eau minérale, avaient conclu mes yeux auxquels j’ai donné libre usage. Cela devait à coup sûr avoir une quelconque relation avec ma barbe et mes cheveux mal élagués et que le vent aurait ébouriffés. Si monsieur Colombo était encore là, il aurait certainement envoyé Miki, Boudal, Mimi ou Amed (Zaid) donner quelques coups de balai sous ma table et sur mes pieds pour précipiter mon départ.  Mais s’il était là, il n’aurait jamais toléré cette vaisselle éborgnée, estropiée, édentée, mutilée et invalide dans laquelle on servait une clientèle que la nostalgie attirait dans ce lieu comme les insectes une source de lumière. Je le revois d’ici, monsieur Colombo,  descendre de sa 2CV venant chercher l’un de ses incorrigibles employés, Amed  (Zaid), mon frère, le plus jeune de ses employés mais également le plus insoumis,  qui n’était jamais à son poste quand il y avait de la pâtisserie sur la planche. En effet, il était fournier et apprenti pâtissier et la destinée des pâtisseries était en partie entre ses mains. Je revois monsieur Colombo devant le seuil de notre porte  me demandant l’intercession de mon père pour décider Amed à regagner son poste.  Mais Amed  dormait du sommeil des Gens de la Caverne ; et je servais d’intermédiaire entre monsieur Colombo et monsieur Zaid père mais je n’avais pas grand-chose à interpréter car le premier connaissait assez bien l’arabe et mon père assez bien son fils. Monsieur Colombo ne repartait jamais sans son employé.

Il y a de cela un demi-siècle et je suis assis dans ce café où je suis servi dans une vaisselle épuisée par l’âge et l’usage. J’ai payé mon café ‘’noir’’ et suis reparti avec de sombres idées.

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