L’AFFAIRE SKHIRAT : IIème PARTIE : LES DEUX RAISONS DE L’ÉCHEC / COLONEL MOHAMED MELLOUKI
COLONEL MOHAMED MELLOUKI 3/11/2014
LE JOURNAL : LA 2ème LECTURE :
L’AFFAIRE SKHIRAT :
IIème PARTIE : LES DEUX RAISONS DE L’ÉCHEC
Dans l’article précédent ‘ Branle-bas à Meknes’, j’ai évoqué le cas de la Brigade blindée de Rachidia qui faillit se mettre en mouvement sur Rabat via Meknes. Le fait, étouffé dans l’œuf, n’était, donc, en lui-même, qu’un épisode parallèle dans ce cafouillage de Skhirat, resté à ce jour vaguement élucidé, en dépit des prétentions des uns et des autres de détenir la vérité sur les tenants et aboutissants de la tentative. Mais, il est, par contre, d’un extrême intérêt au plan psychologique qui empreignait, sourdement, la relation personnelle des deux principaux meneurs de l’opération.
Medbouh avait dès le départ facilement neutralisé le Roi sans coup férir, et dans la foulée tout l’appareil de l’État, avec les seules troupes de Aababou. Il n’avait plus, apparemment, besoin de forces supplémentaires, d’autant qu’il tenait à éviter toute effusion de sang et à mener une sorte de révolution de velours. Pourquoi a-t-il, alors, fait appel à la Brigade blindée de Rachidia ? Pour réprimer un éventuel soulèvement populaire en faveur du Roi ? Inconcevable. Il tenait à présenter ‘son coup’ comme une œuvre ‘de salut public’ répondant aux aspirations populaires. Craignait-il un contre coup par des troupes loyalistes ? Tout autant inimaginable, son ascendant sur les chefs militaires et son charisme dans l’armée le plaçaient hors d’atteinte ; il n’aurait pas entrepris l’aventure s’il avait le moindre doute que celle-ci pourrait rencontrer une quelconque résistance. Reste, alors, la plus plausible, à savoir que ce n’est qu’en plein engrenage qu’il prit conscience que Aababou n’était pas aussi docile et manipulable qu’il le croyait et agissait comme un électron libre ; mais ne s’attendant pas à une fin aussi rapide, il a dû penser à la Brigade blindée pour, éventuellement, réprimer les troupes de son acolyte et reprendre main si la situation menaçait de lui échapper. En tout état de cause, l’échec est imputable à deux raisons majeures : l’une subjective et l’autre objective.
Subjectivement, d’abord : fin 1980, neuf ans après Skhirat, je fus muté à Tanger. Un jour, j’ai reçu une invitation à une réception mondaine à laquelle je rechignais à répondre. Casanier de tempérament, quelque peu introverti, mais loin d’être timide, une dose de rigueur religieuse et, donc, ne buvant pas, j’évitais ce genre de rencontres où se pavanait généralement toute une gente peu scrupuleuse, pour la plupart ayant fait fortune dans la contrebande et le trafic de drogue, et où l’alcool coulait à flots. Mais sur insistance de la maîtresse de maison, une amie de ‘ la gym’ de mon épouse, je me suis laissé aller, franchement à contre cœur. Je n’allais pas le regretter. Après un bout de temps de discussion avec le gouverneur et certains responsables et notables présents, j’ai rejoint mon épouse que notre hôtesse avait, sciemment ou par hasard, placée à côté de la veuve Medbouh : Mme Zoulikha, surnommée ‘Joly’ par les intimes, méritait largement son sobriquet. Fille du maréchal Ameziane, c’était une femme racée, gracieuse, d’une superbe élégance et d’un port de tête royal. Elle trônait sur l’assistance. Elle était, aussi, manifestement heureuse de discuter avec un officier. Elle s’est ouverte facilement à moi, se plaignant que pratiquement l’ensemble des officiers qui gravitaient tant autour de son père que de son mari lui avaient subitement tourné le dos, évitant même de répondre à ses appels téléphoniques. Profondément blessée, elle souffrait de se sentir traitée, du jour au lendemain, presque en paria par un milieu auquel elle était solidaire et fière d’appartenir, qu’elle aimait et admirait. Encouragé par autant de gentillesse et d’amabilité, j’ai osé lui poser une question: ‘ Puis-je, Mme, vous demander, lui ai-je dis, qui était non pas le général, mais véritablement l’homme qu’il était !’. Sans hésitation, elle me dit : ‘ Un parfait gentleman’ et me brossa un tableau idyllique du personnage. Personnellement, je gardais de lui une image ni positive ni négative, plutôt grise. J’y reviendrais ultérieurement, dans un autre chapitre.
Je n’ai plus revu Mme Mebbouh. Quittant Tanger quelques temps après, fin 1987, après 7 ans de séjour, je fus détaché, pour la même période, comme chef de la ‘Division recherches’ au sein du 5ème Bureau- chargé de la Sécurité militaire- de l’État-major général des FAR. Là étant, j’ai eu tout le loisir de consulter un tas de documents sur Aababou- dont je ne parlerai pas évidemment, obligation de réserve militaire oblige- mais mieux encore de m’informer sur lui à travers un panel d’officiers, camarades de sa promotion ou qui l’avaient côtoyé, et de sous-officiers qu’il avait formés ou avaient servi sous ses ordres. Réputé orgueilleux et prétentieux à en crever, Aababou faisait très peu cas des valeurs morales et ne s’embarrassait d’aucun principe pour parvenir à ses ambitions, quitte à marcher sur des cadavres à longueur de journée. À l’école de Ahermemou, moins une institution militaire qu’un véritable camp de concentration, il avait instauré un régime spartiate, quasi nazi, véritablement soumis au culte de la personnalité, avec prébendes et privilèges pour les polissons et brimades cruelles pour les autres. Avec un homme du genre, Medbouh ne pouvait, indiscutablement, former au plan psychologique, qu’un duo invivable, contre-nature, appelé tôt ou tard à l’explosion.
Objectivement, d’ailleurs, la rapidité et l’ampleur dramatique de la déchirure entre les deux hommes, en l’espace de quelques heures, suppose qu’il n’y avait pas une seule conception de coup d’État mais deux en une, mal ficelées autant l’une que l’autre dès le départ. L’une en amont de l’objectif affichant une unanimité de façade entre les deux parties, l’autre sournoise, avec des arrière-pensées qui germaient chez l’un et l’autre, qui devait intervenir en aval. Medbouh, sûrement obnubilé par sa prééminence de grade et de fonction, a dû tomber dans un piège rationnel, assez courant, en fait, chez les putschistes de tous bords en général. Il a dû, comme tant d’autres sous d’autres cieux, s’imaginer qu’un comparse hiérarchiquement subordonné restait, en quelque sorte comme par nature, forcément soumis, comme à la caserne. Il a dû oublier qu’une tentative de coup d’État avait beau être conçue dans un ethos strictement militaire, elle revêt un caractère politique et insurrectionnel dès le commencement de sa planification. Et à partir de cet instant, l’éventualité du poteau d’exécutions se mettant à planer sur l’ensemble, de la même manière, l’esprit comploteur supplante tout concept et réserve militaires, et les subordonnés d’hier deviennent des égaux, des partenaires dans la forfaiture, et parfois renversent la tendance à leur profit. C’est ce qui explique le fait que Medhoub, croyant maîtriser la situation a voulu aussitôt tirer à lui seul le tapis, refusant de dévoiler à Aababou la cachette du monarque. Avait-il l’intention de placer celui-ci en détention sur le navire de la Marine qui larguait les amarres au large de Skhirat, en attendant de le passer en jugement ou de l’envoyer en exil, ou, alors, simplement de le chambrer provisoirement pour pouvoir lui imposer, sous supervision d’une junte militaire, des réformes structurelles ? C’est dans l’une de ces hypothèses qu’il faudrait, à mon avis, placer sa réponse au Roi, quand il l’a interrogé sur ce qui se passait au juste, faisant endosser toute l’œuvre à Aababou seul, et a demandé de l’autoriser à parlementer avec lui, alors que celui-ci privilégiait au fond de lui la solution radicale, dès le départ.
Medbouh, s’était trompé sur la nature intrinsèque de celui qu’il prenait pour un simple obligé et était loin de s’imaginer que celui-ci était un fougueux cheval sauvage qui pouvait avoir des prétentions d’homme d’État. Fer de lance du putsch, Aababou se savait le véritable maître du jeu. Sa haine du Roi, nettement manifestée à Skhirat, prouvait qu’il ne se serait jamais débarrassé d’un monarque de l’envergure de Hassan II pour se mettre au service d’un quelconque roturier, fût-il un prestigieux général qui ne tenait sur lui ce privilège que par la grâce de ce même monarque qu’il voulait renverser. C’est cette divergence, à la fois mentale, deux natures foncièrement inconciliables, et rationnelle, tenant à l’idée que chacun se faisait de son ego et de sa force, entre les deux protagonistes devenus en l’espace de quelques minutes des antagonistes, qui a fait précipiter, incidemment avant terme, l’incompatibilité de personnalité et d’objectif qui allait forcément surgir après, si le coup avait réussi. Et pour cause : Aababou, contrairement à l’idée répandue, n’envisageait pas de s’autoproclamer Président. Ce rôle, il l’avait, dans son projet, dévolu à son ami, le colonel Chelouati auquel il avait assigné, pendant la tentative, la mission de maîtriser l’État-major général. Lui, voulait s’octroyer l’outil central et décisif de l’exercice de tout pouvoir réel dans les régimes dictatoriaux : le commandement en chef de l’armée.
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