COLONEL MOHAMED MELLOUKI : LA MIRACLE D’EL HAJEB
COLONEL MOHAMED MELLOUKI 24/10/2014
LE JOURNAL : LA 2ème LECTURE :
LA MIRACLE D’EL HAJEB
De temps à autre, un ouvrage ou un article dans la presse ou une vidéo postée sur Internet remettent sur le tapis les deux tentatives de putsch contre Hassan II : celles de Skhirat et du Boeing. C’est dire que ces dernières ont survécu au monarque, ne sont pas perçues comme de simples accidents de règne et ont été intégrées, à défaut de l’histoire officielle, dans la mémoire nationale. Mais il en est une autre, antérieure, restée pratiquement inconnue à ce jour. Elle n’a pas été médiatisée. Je la livre ici.
En 1971, j’exerçais à Meknes, en qualité d’adjoint au commandant de la Région de la gendarmerie royale. Contrairement à la tradition militaire, cette année l’anniversaire de la création des FAR a été avancé d’une journée, pour le 13 au lieu du 14 mai, et, aussi, exceptionnellement célébré sous forme de manœuvres, dans les environs immédiats d’El Hajeb.
La veille, me trouvant au sein d’une commission mixte pour parachever, avec les autorités locales, les mesures du service d’ordre afférent à la circonstance, je fus enjoint par mon chef hiérarchique d’abandonner cette mission et de rejoindre, à quelques encablures de là, une autre commission en charge de l’accueil des hôtes officiels prévu pour le lendemain. Cette dernière, siégeant au sein de la caserne militaire se composait d’une douzaine d’officiers représentant chaque Arme et Service des FAR. La tâche achevée, nous nous apprêtions à quitter les lieux, lorsqu’un officier de la Marine posa une question qui intrigua l’assistance. Il s’enquit du genre de tenue à revêtir pour la circonstance. Sans hésitation, le colonel présidant la séance répondit froidement : ‘Tous en treillis, rangers et béret vert, sans arme ni insigne distinctif en dehors des grades ’. Les officiers fantassins, habitués à cette tenue, n’eurent aucune réaction. L’aviateur, le marin et moi-même, par contre, sommes restés quelque peu éberlués. Nous fîmes remarquer au colonel que nous disposions de nos propres uniformes. Il nous fit attendre quelques instants, et sortit. Revenant un quart d’heure plus tard, il confirma l’ordre. Aussitôt sorti, je tombai nez à nez sur mon chef, le Commandant D.B qui venait d’arriver. Nous discutions du sujet, sur l’étroite allée menant à l’État-Major Avancé, lorsque la voiture du général Medbouh nous frôla presque. Il était flanqué du colonel Boulhimez, notre patron. S’étant référé à son tour à celui-ci, le Cdt D.B revint et me dit sans aucun état d’âme : ‘ Ordre de Medbouh, tous en treillis, sans exception, y compris le personnel qui sera dispatché dans la localité d’El Hajeb et sur les axes routiers’. Je lui répondis que c’était contraire au règlement de la Gendarmerie, et que la population qui sera concentrée le lendemain au centre de la bourgade, ainsi que les usagers de la route seront bien étonnés de voir que le service d’ordre est, pour la première fois, assuré exclusivement par des ‘militaires désarmés’, puisque la Gendarmerie aura apparemment disparu de la scène. Je suis revenu sur la question à plusieurs reprises au point de l’avoir énervé. Sans mot dire, il tourna les talons et partit. Germa aussitôt dans ma tête l’idée que l’atmosphère était quelque peu trouble ; mais sincèrement si sur le champ je n’avais suspecté aucune intrigue, je ne pouvais en même temps exclure l’éventualité d’une grosse surprise.
Sur le moment, j’avais à m’atteler à une autre corvée, logistique. Le personnel, environ deux cents hommes, prévu pour le déploiement du lendemain était déjà en bonne partie rassemblé à Meknes, mais en tenue habituelle de service normal. Il me fallait la lui faire remplacer par celle qui venait d’être prescrite, plutôt imposée. Jusqu’ à trois heures du matin, je me suis démené avec le responsable de l’intendance des FAR pour me procurer, difficilement, le quota nécessaire, parce que lui-même avait été mis devant le fait accompli et ne disposait pas d’un stock suffisant pour satisfaire toutes les demandes.
Au terme d’une entrée triomphale à El Hajeb où il fut ovationné par plus de 70.000 personnes, le Roi se rendit illico à une extrémité de la caserne militaire où avaient été préparés à son intention un observatoire de près de 3 mètres de haut, et légèrement plus bas deux tribunes : l’une pour les membres du gouvernement et l’autre pour le corps diplomatiques et les invités, sur un monticule surplombant le champ de manœuvres. À peine arrivé sur place, il s’enquit du général Driss ben Omar, ministre des PTT à l’époque, qui avait, es qualité, pris place avec ses pairs. Il le sermonna pour n’avoir pas revêtu l’uniforme, lui lançant : ‘ Ministre ou pas, tu restes militaire’, avant de gravir les quelques marches conduisant en haut du petit édifice au pied duquel nous nous trouvions une vingtaine d’officiers et quelques civils surtout des sécuritaires. Le général Medbouh y a fait une apparition furtive dans les talons du Roi.
Les manœuvres de l’Armée de terre commencèrent aux environs de 10 heures, sous un splendide soleil printanier dans un ciel si limpide jusqu’à l’horizon. Contre toute attente, à mesure que les troupes manoeuvraient une nappe de brouillard, venant d’en face, avançait progressivement en s’épaississant et s’assombrissant à mesure de sa progression. Stabilisée à moins d’une dizaine de mètres au dessus de l’observatoire, elle s’est mise à descendre sur la plaine et derrière nous à couvrir l’enceinte de la caserne, rendant la zone militaire totalement invisible, alors que le ciel au loin n’avait subi aucun changement. Le Roi descendit du perchoir et se tint devant l’entrée. Il était de bonne humeur et semblait se plier de bonne grâce à ce caprice de la fatalité. Après une demi-heure d’attente, il ordonna l’arrêt de l’opération et quitta les lieux. Aussitôt après, le brouillard se mit à se dissiper et le beau temps reprit lentement ses droits.
Ma mission d’accueil ayant, du fait, pris fin, il me restait à m’acquitter d’une autre qui me conduisit dans l’après-midi de l’autre côté du champ de manœuvres où avait été formé le carré de revue des troupes par le Roi. Je me tenais à l’entrée. Toutes les personnalités militaires et civiles avaient pris place à leurs postes de commandement ou dans les tribunes. Au moment où clignotaient au loin les feux des motos de l’escorte, une voiture Peugeot apparut sur la route devançant de quelques minutes le cortège royal. Sur le siège arrière se tenait un officier pensif, tenant son menton entre le pouce et l’index. Je dis instinctivement à un collègue qui se trouvait à mes côtés : ‘ qui c’est ce ‘con’ qui se prend pour Napoléon ?’ Il me répondit : ‘ Commandant Aababou’- avant sa promotion au grade de Lt-Colonel à la veille du coup de Skhirat- Bien que son épouse et sa fille habitaient Meknes, je ne le connaissais pas ; il n’y venait, semble-t-il, que les week-ends. Pour la première et dernière fois je le voyais en nature.
En fin de journée, je revis le commandant D.B. Nous étions 7 ou 8 officiers de la gendarmerie qui l’attendions à la brigade locale. Naïvement, il me dit d’emblée avec une pointe de suffisance : ‘ Tu vois que tout c’est bien passé finalement, tu te tracassais la tête pour rien’. Il avait raison. Pas pour longtemps. Sur le champ, ni lui, ni moi-même, ni les collègues présents qui n’avaient, par ailleurs, rien compris à l’allusion, ne pouvions, en effet, deviner que nous venions miraculeusement d’échapper à un effroyable carnage.
Le Maroc faillit, ce jour-là, se retrouver sans Roi, sans gouvernement, sans Corps diplomatique et sans État-Major Général…d’un seul coup de bombe. Et dans la foulée tout un panel de personnalités marocaines et étrangères de premier plan. Le massacre aurait été sensiblement de l’ordre de celui de Skhirat qui interviendra deux mois plus tard, presque jour pour jour.
Le coup d’El Hajeb était conçu en deux scénarios : Le cortège royal partant de Fes devait passer d’abord par Meknes. Mais arrivé à une quinzaine de kilomètres avant, il a bifurqué sur un tronçon secondaire, quasiment désert et faiblement emprunté, le reliant à la route principale menant à El Hajeb. Medbouh et Aababou y auraient posté une petite unité qui devrait gicler sur cet axe à l’approche du cortège et s’emparer du Roi qui ne pouvait espérer l’intervention en sa faveur d’aucune force que la petite escorte classique, dérisoirement armée. Pour des raisons inconnues, ce scénario n’a pas fonctionné. Y a-t-il eu un couac quelconque de dernière minute ? Mystère. Mais l’Aviation devrait se charger du reste du projet. La tâche qui lui avait été fixée comportait le bombardement de l’observatoire royal pendant la durée des manœuvres auxquelles elle était censée participer. L’incursion du brouillard faussa le projet. L’Aviation était commandée par le général N’michi et la Gendarmerie royale par le colonel Boulhimez. Je n’ai pas souvenir de les avoir vus parmi nous. Étaient-ils impliqués ou avaient-ils été manipulés à leur insu par Medbouh ? Tous les trois seront, néanmoins, abattus deux mois plus tard à Skhirat, semble-t-il directement par Aababou. Leur imputait-il, secrètement, cet échec ? Je me dois de préciser un détail d’une extrême importance passé dans la Gendarmerie comme une enveloppe à la poste. Un an avant, soit en 1970, me semble-t-il même au mois de mai aussi, le colonel Boulhimez, gouverneur de la préfecture de Casablanca, remplaçait le colonel Hammou, très proche familier du Palais. Ce changement eut lieu presque simultanément avec un autre beaucoup plus significatif : pour la première fois depuis sa création, la Gendarmerie a été retirée hiérarchiquement, par décision royale, de la Défense nationale et rattachée directement à la Maison militaire, soit sous les ordres directs de Medbouh, sans aucune raison ni opérationnelle, ni structurelle, ni disciplinaire. Qui a inspiré une telle décision au Roi ? Je pense que la réponse n’est pas difficile à deviner. Pour la petite histoire, j’ajouterai que jusqu’au décès de Hassan II, et ma mise à la retraite neuf mois plus tard, cette décision n’avait pas été abrogée officiellement.
Quelques mois plus tard, au cours du jugement, le colonel Mohamed Aababou- à ne pas confondre avec son cadet M’hamed, a évoqué, en quelques mots, la tentative d’El Hajeb, mais la Cour n’y a pratiquement accordé aucun intérêt, et la presse de même. Mais aussi brève fût-elle, cette évocation ne pouvait pas m’échapper ; je pris le journal et fis irruption dans le bureau du commandant D.B. Je lui ai refilé sous le nez la page relatant l’audience et lui dis sur un ton quasi comminatoire : ‘ Voudriez-vous, svp, lire cette page ?’ Il me répondit qu’il l’avait déjà fait ; je repris avec une certaine insistance et me mis à suivre l’évolution de son regard sur la page. Arrivé au paragraphe concerné, il plia le journal et me le tendit. Je l’ai récupéré, et quittant aussitôt la caserne je me rendis chez moi, pris ma raquette et suis allé me défouler sur le court de tennis.
Un autre épisode, en relation indirecte avec l’affaire de Skhirat, fera l’objet de l’article suivant.
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