A travers la grille, le chemin de ronde, et par-delà…le ciel !
Jilali Chabih, Professeur de l’Enseignement Supérieur, spécialiste en droit, et méthodes de recherche
Dans toutes les prisons civiles, non agricoles, où je suis allé, moi jeune adolescent, racontait un ancien détenu, et j’en ai vu une dizaine, les prisonniers étaient soumis au régime strict de la fermeture des portes. Et celle où j’étais pour la dernière fois ne dérogeait pas à la règle. On ne sortait généralement que pour la promenade dans le préau, ou alors lorsqu’il s’agissait de certaines nécessités qui, néanmoins, demeuraient très limitées. Ainsi, on pouvait se rendre au parloir pour recevoir ses proches ou à l’infirmerie pour un souci de santé, aller au centre scolaire suivre des études, dans les prisons où il y avait un centre, ou s’occuper de l’entretien de l’établissement pénitencier et aider à son bon fonctionnement. Et les contraintes quotidiennes, logistiques, sécuritaires et autoritaires, dont disposait et usait le personnel pénitentiaire épaulé par les prisonniers-plantons étaient très pesantes. C’était, à la vérité, d’autres peines qui s’ajoutaient à la peine principale.
L’exception toutefois, et c’était une exception de taille, qui confirmait la règle, concernait principalement la catégorie des vieux routiers, récidivistes et / ou ayant des peines très lourdes, j’en étais un, malheureusement, je l’avoue, poursuivait l’ancien détenu, mais c’était un autre monde, diamétralement opposé au monde extérieur. C’était ceux-là, ou plutôt quelque 80% parmi eux, qui faisaient fonctionner le système, qui faisaient la loi, et qui pouvaient sortir à longueur de journée, s’activer, chercher de quoi s’alimenter ou s’enivrer, ou tout simplement se balader ici ou là, à l’intérieur, bien entendu, du placard. En revanche, les portes de leurs cellules se refermaient aussitôt, derrière eux, sur les autres codétenus.
Le temps passé enfermé, en cellule ou en chambre, cela dépendait de la nature de la prison, du quartier et du détenu, pouvait aisément dépasser les 19/20 heures toutes les 24 heures. Dans toutes les cabanes où j’ai croupi, dont celle où j’étais jusqu’à ma libération, ajoutait-il, on n’avait ni loisirs, ni activités sportives ou socioculturelles, ni contact avec les femmes, nos femmes, et encore moins une quelconque activité rémunérée, et par conséquent on n’avait pas de pécule. On n’avait pas le moindre sou, et pourtant, s’indignait l’ancien détenu, qu’est-ce que j’ai trimé, à Fès, à longueur de journée, dans la maintenance des différents bâtiments et couloirs ainsi que la distribution des repas. Tout ce qu’on faisait, s’emportait de nouveau l’ancien détenu, que ce fût dans l’entretien, l’organisation ou le fonctionnement de l’établissement, c’était juste pour avoir un peu de liberté, un peu d’autorité et un peu de nourriture plus ou moins correcte.
En fait, ici à l’ombre, là où j’étais, et partout où j’étais passé avant, tout était gris, fade et maussade : les cours, les couloirs, les cellules, les chambres, les portes, les grilles, les surveillants, l’uniforme, la nourriture…là où j’allais tout me rappelait l’enfermement, l’autorité, l’obéissance et l’humiliation. Le brouhaha des prisonniers, le claquement des loquets des grilles des chambres et cellules, le verrouillage des portes, la ronde des surveillants, les préposés à la maintenance, même les traits des détenus…tout me ramenait à ma réalité cauchemardesque.
Tous les détenus, d’après ma longue expérience, n’étaient pas coupables, ou en tout cas ne l’étaient pas à 100%. L’erreur est humaine, pas à 100% non plus, quoique…mais elle est bien là : transitoire, passagère ou permanente. Il m’est arrivé, aujourd’hui encore, de constater des aberrations : des malfaiteurs courir les rues et des innocents, ou en tout cas des auteurs d’actes futiles écroués.
Certains éléments de la police judiciaire, je dis bien certains, peuvent commettre des erreurs, des bavures, peuvent forcer certains traits, exagérer certains faits, ou ignorer d’autres, privilégier le carriérisme, voire punir d’une manière disproportionnée. Certains éléments judiciaires aussi, je dis bien certains, au niveau des tribunaux, ne sont pas non plus exempts de fautes, d’erreurs, d’approximation, d’appréciation inexacte des faits, ou d’interprétation incorrecte des textes. L’autorité judiciaire qui fait elle-même, le cas échéant, ses propres investigations sur le terrain, qui mène une vraie enquête judiciaire, ou fait appel à un expert judiciaire averti pour se rendre sur les lieux constater les faits ou récolter les éléments de preuves, ne risque absolument pas de faire de tels écarts de conduite. Le savoir-être et les compétences comportementales (valeurs, écoute, esprit critique, flexibilité, intelligence émotionnelle, empathie), prennent, outre les compétences juridiques bien entendu, de plus en plus de l’importance dans tous les domaines de la vie active.
J’ai vu, de mes propres yeux, racontaient des détenus, la sévérité d’un juge, lors de l’audience, qui faisait ouvertement taire des détenus qui essayaient de se défendre. J’étais même une de ces victimes ! Et la représentation et l’assistance de mon avocat ne m’ont été d’aucun secours valable. Arrivé à l’administration pénitentiaire, c’est le comble, tous les prisonniers sont, pour elle, sauf de rares exceptions, sujets à suspicion, et donc, sont tous coupables, sans exception. « Nul doute : l’erreur est la règle ; la vérité est l’accident de l’erreur » (G. Duhamel, 1884 – 1966, Le Notaire du Havre, éd. Flammarion). Et même la société, souvent impactée par l’Etat, celui-ci déteignant souvent sur celle-là, notamment lorsque ledit Etat est peu ou pas démocratique, d’une méfiance exagérée, voire paranoïaque, aussi bien l’un que l’autre voit le mal partout !
Tous les grands penseurs, scientifiques et philosophes vous diront que vérité et erreur sont les deux faces d’une même réalité. Cette réalité qui peut, parfois, n’être qu’une image grossière qu’engendre une mémoire défaillante ou imparfaite. La perception d’un fait, d’un évènement ou d’un phénomène, est fonction de plusieurs facteurs : le temps, l’espace, la culture, la mentalité des gens, la nature et l’humeur des hommes. Montaigne (1533 – 1592), l’avait déjà formulé, dans des termes clairs, sur la culture d’abord : « Chacun appelle barbare ce qui n’est pas de son usage » (Des Cannibales, Essais, Livre I, chap. 31), puis sur la géographie ensuite : « Quelle vérité que ces montagnes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au-delà ? » (Les Essais, 1580, 1ère éd.). Blaise Pascal (1623 – 1662), dans ses « Pensées », avait dit la même chose lorsqu’il avait écrit : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ».
Je n’ai aucunement l’intention de faire grief à quiconque, ni de charger « dans un excès de paranoïa » – comme dirait un autre ancien détenu, en matière comparée – la société, le système, l’école ou l’administration. Je raconte objectivement ce qui m’était arrivé, se rappelait l’ancien détenu. Tout jeune adolescent de quatorze ans je jouais insouciant et je manquais encore de discernement lorsque je fus arrêté, à cause des bêtises d’enfant, par la police judiciaire qui avait au bout d’un certain temps terrible soigneusement ficelé mon dossier, ainsi que ceux de mes amis adolescents du quartier et d’autres garçons encore que je ne connaissais même pas. Le juge d’instruction avait entériné tout le contenu des rapports de la police judiciaire, qui avait fait de ces jeunes-là, toute une bande, et le juge d’exécution des peines nous avait, après une longue instruction et des années de détention, sévèrement condamné.
Alors maintenant que j’allais sortir trois mois plus tard, rappelait l’ancien détenu, à l’âge de dix-neuf ans, après avoir perdu, voire gâché, mes études et mon adolescence, et endurci par les épreuves, qu’est-ce que j’allais faire, et qu’est-ce que j’allais devenir ? Aucune mesure d’insertion ou de réinsertion qui m’aurait un peu facilité la tâche socialement. A qui la faute alors, quand je sors, et que je ne trouve quoi faire d’intéressant ? Chômer ? Il n’y avait même pas d’allocation de chômage. Sombrer dans l’oisiveté, la drogue et l’alcool ? J’aurais eu de la peine d’entendre dire « quel feignant ! », même si je me fiche pas mal du qu’en-dira-t-on. Retourner en prison et devenir un récidiviste comme tant d’autres ? N’étais-je pas condamné comme délinquant ? N’était-ce pas la voie vers laquelle ce système politico-judiciaire aux œillères très serrées m’avait dirigé ? Qui était finalement le responsable de cette aberration, qui avait touché et qui touche encore des centaines de milliers d’enfants de familles pauvres, très pauvres ou modestes, comme moi ? Était-ce l’adolescent qui manquait totalement de discernement ou ceux, à tous les échelons de responsabilité, du moins administrative, qui, à l’époque, géraient une collectivité d’une quinzaine de millions d’habitants ?
La responsabilité dans la gestion de la chose publique est une vertu, qui n’est pas donnée à tout le monde. La gestion publique, une gestion responsable et saine, requiert des compétences soutenues, quotidiennes, en matière de science de l’administration, de la direction de la collectivité et de ses différentes fonctions. En effet, toute gestion, quelle qu’elle soit (publique, privée ou mixte) qui vise l’optimalité, l’intérêt et le bien de la communauté, de l’institution, se doit de requérir le sérieux, la curiosité, l’adaptabilité, la modestie et surtout une conscience morale du devoir et de la responsabilité, (Jilali Chabih, Professeur de l’Enseignement Supérieur, spécialiste en droit, et méthodes de recherche).
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