La Marche verte ou la Marche des Dix Mille ?
Tayeb Zaid
Qu’y a-t-il de plus sublime et de plus grandiose qu’une marche de plusieurs milliers d’hommes et de kilomètres pour aller vers l’ennemi lui tirer les oreilles chez lui et revenir sain et sauf et en vainqueur chez soi? Combien les annales de l’histoire nous livrent-elles de ces exploits menés en terre ennemie grâce au génie d’un stratège d’une nature et d’un genre peu communs ? Les Grands hommes font les grandes œuvres, et les grandes œuvres les grandes nations.
La première grande nation est la Grèce antique avec ses philosophes, ses cités, ses mythes, ses héros, ses guerres et ses guerriers légendaires. Achille, Héraclès, Œdipe, Persée, Prométhée, Ulysse, Sisyphe, et bien d’autres encore. Je ne garderai de ceux-là et de ceux que je n’ai pas cité que Cyrus le Jeune qui a entrepris avec ses 10000 soldats sa Marche contre son frère Artaxerxés depuis la Grèce jusqu’à l’actuel Irak. C’est une expédition punitive entreprise par un frère contre son frère avec l’appui de 10000 mercenaires. Cette épopée nous a été relatée dans Anabase, par Xénophon, qui, après la mort de Cyrus, est devenu le chef militaire des Marcheurs. L’Anabase n’est pas seulement une expédition guerrière menée en terres ennemies mais également une épopée poétique. L’Anabase de Xénophon a été reprise dans sa forme poétique par l’Anabase de Saint John Perse.
Une autre Marche dite Verte, une autre Anabase, à cause de son caractère pacifique a été entreprise par un génie qui l’a conçue, Hassan II. Il était à la fois le chef des Marcheurs et le maître d’œuvre. Le concepteur et le réalisateur. Tantôt devant, tantôt dans la foule immense, bruyante et infinie, tantôt derrière, dans les nuages de poussière. Le maître et son ouvrage méritent bien le nom qu’ils portent : un génie, un stratège et un périple, une expédition, une Anabase à accomplir. Ce ne sont plus dix mille mercenaires à la solde d’un prince assoiffé de pouvoir et de sang en quête d’une gloire éphémère et chimérique, armés de lances et de javelots, d’arcs et de flèches, de dagues et d’épées, vivant de rapine et de pillage en traversant les vastes étendues qui les séparaient de leur but, mais bien de 350000 citoyens des deux sexes et de tous les âges, partis des quatre coins du pays pour aller vers le sud reprendre à une nation coloniale une partie de leur patrie qu’elle leur avait ravie quelques siècles auparavant. Leur seule arme est le livre de Dieu, le Coran, qu’ils exhibent et des chants religieux ou patriotiques qu’ils crient à la face de l’ennemi. Au fond d’eux-mêmes, ils avaient une autre arme bien plus puissante et bien plus redoutable que toutes celles que les hommes avaient fabriquées et utilisées contre leurs ennemis, la conviction que ce qui est à eux leur doit être restitué et qu’ils ne doivent pas rebrousser chemin avant d’avoir rattaché à la patrie mère, la partie spoliée par l’ennemi. Des kilomètres d’hommes et de femmes, le drapeau dans une main, le Coran dans l’autre, marchaient dans des colonnes interminables, soulevant des nuages de poussière, dans la discipline, l’ordre et le respect des consignes les plus élémentaires. Ils marchaient, ignorant la fatigue et la faim, ne pensant ni à leurs familles laissées bien loin d’eux, ni à l’ennemi qui devait les attendre de pied ferme, armes au poing, prêt à tirer. Ils s’arrêtaient par petits groupes quand le noir du soir poignait, défaisaient leurs musettes, en ressortaient leur trompe la faim qu’ils y avaient enfoui avec le plus grand soin, dormaient sous le ciel noir qu’éclairait quelques étoiles jusqu’au petit matin non sans avoir animé la soirée de la veille de quelques chants du folklore du pays accompagnés de danses. Et ainsi le lendemain et le surlendemain et les jours suivants jusqu’à se trouver face à face avec un ennemi ahuri et stupide devant cette marée humaine que le sable du Sahara avait déversé sur lui. Un peuple sans armes, priant, criant et chantant, avançait le drapeau dans une main et le Coran dans une autre et un ennemi armé jusqu’aux dents, honteux et confus, se regardaient, se défiant à qui baisserait le premier le regard. Les vagues humaines continuaient de se déverser sur la ligne factice qui séparait la patrie mère de la patrie spoliée. 350000 marcheurs criaient à gorges déployées, menaçaient de leurs terribles voix, montraient de leurs index droits et inflexibles l’ennemi qui les regardait, abasourdi, ahuri, interdit.
La barrière bougea, les soldats de garde tournèrent les talons et s’en allèrent, la tête basse et le cœur brisé.
Et la foule leur emprunta le pas. Et l’Anabase s’accomplit dans la gloire des Marcheurs et de leur guide.
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