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Lecture de ‘’ Fatras de souvenirs d’enfance’’ de Mohamed Brahmi

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Zaid Tayeb


La narration, prise en charge par un enfant tantôt personnage, tantôt témoin, tantôt auteur, conduite dans le mode du discours, de Bouhmara jusqu’à ce que le narrateur ait obtenu le certificat de fin d’études primaires, se déroule comme si les événements qu’elle racontait étaient d’hier et d’aujourd’hui, dans leur état premier, encore frais et palpitants. Le titre du roman, ‘’Fatras de souvenirs d’enfance’’ avec ses vingt sept chapitres, si j’ai bien compté, porte bien son nom et qu’on peut aisément lire comme des nouvelles indépendantes les unes des autres. Combien de fois le narrateur-enfant nous fait admettre dans le cercle familial avec le père du grand-père, l’oncle et l’arrière oncle, les tantes lointaines et les petits enfants de leurs enfants, mettent à l’épreuve la bonne volonté du lecteur qui doit rester éveillé pour se retrouver dans les méandres des labyrinthes d’une généalogie aux mille ramifications que seul un officier de l’état civil serait en mesure de classer dans ses registres. Le roman, à lire aussi bien comme un récit d’événements disparates et hétéroclites dont le pivot est l’enfant narrateur-personnage-témoin que comme un document d’histoire, un réquisitoire ou un plaidoyer d’un homme de loi. Les récits de Bouhmara, des guerres tribales qui avaient secoué et ruiné le pays, de la famine et des années de disette marquées par les bons de rationnement des denrées alimentaires, de l’occupant français et de la lutte pour l’indépendance, nous rappellent des moments douloureux de l’histoire de notre pays et de sa population. L’auteur est témoin de son époque, dit à raison l’adage. Dans ce sens, ‘’ Fatras de souvenirs d’enfance’’ de Monsieur Mohamed Brahmi et ‘’Amphion Matricule 4892’’ de M. El Arjouni que voici présents tous deux, dépeignent au lecteur le sinistre tableau des sinistres conditions de travail des ouvriers des mines de charbon de Jerada et leur exploitation par la société des CNA. De ces deux livres et de bien d’autres existants ou à écrire avec des bâtonnets de charbon trempés dans des crachats noirs expectorés de poumons malades , car la matière est riche dans ses deux acceptions et les penseurs à l’esprit libre et créatif ne manquent pas, pourrait naitre une littérature qui aurait pour matière la mine de charbon et les ouvriers mineurs de Jerada, comme est née avant cela la négritude comme courant littéraire et politique mise en avant par Sédar Senghor et Aimé Césaire. Il n’y aurait donc rien de mieux et de plus instructif pour le lecteur que consulter un roman de littérature qu’un traité d’histoire : la lecture de ‘’Quatre vingt Treize’’ de Hugo nous dispenserait de l’ennuyeuse lecture des ouvrages d’histoire pour nous documenter sur une bonne partie des années de terreur et de sang de la Révolution française. La lecture de‘’Germinal’’, quant à elle, pourrait nous faire connaitre les conditions de vie des ouvriers des mines de charbon des Pas de Calais au XIX ème siècle. Comme je le disais à l’instant, ‘’Fatras de souvenirs d’enfance’’ et ‘’Amphion Matricule 4892’’ peuvent être vus comme des livres de la littérature du charbon et des gueules noires comme l’ont été ceux de la négritude et des hommes à la peau noire.

Je reviens à ‘’Fatras de souvenirs d’enfance’’ pour considérer de plus près les thèmes majeurs qui le tapissent pour en faire son unité et le style dans lequel ils sont rapportés. Les souvenirs de l’enfant, racontés à la première personne du singulier se caractérisent par la simplicité de leur vocabulaire et de la syntaxe de leurs phrases. Le style y est simple, presque relâché, rime avec la simplicité du cadre de vie et des événements de tous les jours dans lequel ils sont racontés: l’ahidous, les jeux d’enfants, l’école de la tribu, l’école publique, la vie en famille, la vie dans des familles d’adoption ou d’accueil sont autant d’éléments d’une autobiographie mouvementée mais réelle, authentique, vécue : ‘’Né à Elaouinat, est-il dit à la quatrième de couverture…..Mohamed Brahmi a été placé chez son grand père à Jerada par des parents désireux de faire de lui un Fkih’’ auquel fait écho ‘’Moi tout petit, j’ai été confié à la grand-mère, Nanna. Elle est à la fois ma bisaïeule maternelle et paternelle. Je lui tiens compagnie, pour, plus tard, à l’âge requis, pouvoir aller à l’école coranique’’ (page 71) Voilà donc quelques éléments de la présence de marqueurs d’une autobiographie disséminée tout au long de l’œuvre.

Dans ce livre, passages narratifs et descriptifs alternent avec une dominance des premiers sur les seconds. Il faut convenir que les premiers sont destinés à l’oreille, les seconds à l’œil. Aussi l’auteur s’emploie-t-il de son mieux à faire à la fois entendre et voir. Ainsi, aux bruits, à l’agitation, à la dynamique, à la linéarité du récit et des évènements, font écho les silences, les arrêts sur images grâce à la présence de certains tableautins exposés dans leurs menus détails pour le plaisir de l’œil. A cet effet, la description minutieuse d’un bahut vaisselier (pages 151-152) ne passe pas inaperçue pour le profane et l’averti.

Les passages à caractère polémique que le lecteur rencontre de front au début du roman se rapportent à la mine de Jerada. D’une part, les cols blancs et la société des Charbonnages Nord Africains chargée de l’exploitation de la mine, de l’autre, les mineurs, les gueules noires. Dans ces passages, le narrateur intra diégétique à focalisation interne qui se désignait par un JE, s’efface pour céder la place et donner la parole à un narrateur extra-diégétique, à focalisation zéro. Cette forme de narration complexe est beaucoup plus au- dessus de l’âge du narrateur-enfant et de ce qu’il peur savoir et de ce qu’il peut dire avec les mots de la situation. On les mettrait donc directement sur le compte de l’auteur, en sa qualité de narrateur premier, omniscient.

A la richesse et la sécurité des responsables des CNA répondent la misère et la silicose des ouvriers qui meurent jeunes, bien avant leurs parents. ‘’Cette industrie qu’on sait délétère délibérément la vie des mineurs. Son exercice confine au ‘’crime organisé’’. Un crime qui ne tombe sous aucune loi ; car il est ‘’proprement’’ fait. L’entreprise minière est parfaitement responsable : elle fait des profits en exposant les mineurs à une atmosphère nocive et malsaine.’’(page 23)

Un livre qui relate des évènements d’un demi-siècle d’épaisseur, nécessiterait le recours à l’utilisation de deux modes de narration distincts pour permettre à l’auteur de mener à bien son entreprise. Or ce dernier en a fait usage d’un seul. En effet, tous les évènements sont racontés dans le mode du discours, dans un énoncé ancré dans le hic et nunc. Cette manière de faire que l’auteur a adoptée nécessite un savoir dire qui consiste à rapprocher les évènements de l’actualité du lecteur à quelque époque où il est. Ainsi, les lecteurs que nous sommes, à 70 ans ou plus d’éloignement des faits, nous les vivons comme s’ils dataient d’aujourd’hui et d’hier, avec l’emploi du présent d’énonciation et du passé composé. En pareilles circonstances, les récits à caractère narratif et descriptif auraient pu être dits dans le mode du récit, à savoir le passé simple comme temps de base, et ceux qui sont à caractère polémique rapportés dans le mode du discours avec un présent d’énonciation et les temps qui gravitent dans sa sphère. L’auteur a choisi la voie la plus ardue et il s’en est tiré comme un grand.

En conclusion, la page 248 annonce le titre du roman :’’Ma mère et les tantes, fouillant le FATRAS DE LEURS SOUVENIRS, étaient d’accord sur la saison de ma naissance’’. C’est dans les galeries de ces FATRAS que sont effectuées les fouilles ayant conduit à l’aboutissement de ce livre riche en souvenirs d’une enfance instable, mouvementée, pour ne pas dire déchirée.
Nous attendons la suite des fatras dans le second tome qui est sans doute en gestation, s’il n’est pas déjà prêt à être publié.

Brahmi Mohamed ; Fatras de souvenirs d’enfance ; Le Lys bleu

Zaid Tayeb

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