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Le Maroc : les Manifestes de l’indépendance oubliés

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Mohammed MRAIZIKA
C’est sous ce titre révélateur, qui interpelle et qui tombe à point nommé à l’occasion de la commémoration du 76ème anniversaire de la présentation du Manifeste de l’indépendance du Maroc, qu’est apparu (Revue Zamane, Numéro 73, novembre 2019) un article (Mohamed Haouach) qui eut le mérite d’éclairer un chapitre essentiel mais oublié de l’histoire nationale : L’action du mouvement nationaliste marocain à travers LES Manifestes de l’indépendance.
En effet, le Manifeste du 11 janvier 1944, présenté par les nationalistes au sultan Sidi Mohammed Ben Youssef, s’est imposé d’une manière emblématique et historique comme le symbole d’un acte politique fort par lequel s’est exprimé solennellement le refus du Maroc de continuer à se soumettre au joug colonial. La démarche est en elle-même symbolique. Elle traduit l’expression de l’unité dans le combat entre le trône chérifien et les nationalistes face à la Résidence générale qui ne cessait de manœuvrer afin de serrer un peu plus l’étau sur le pays en mettant en parenthèse tous les attributs de sa souveraineté.
Mais ce qui frappe ici, avec le recul et la réserve nécessaires, c’est cette manière, un peu sélective, de concevoir l’histoire nationale et de construire la mémoire collective, et qui consiste à passer sous silence des épisodes clefs de cette histoire, en l’occurrence ici des documents (Mitâq, ‘arîda, watîqa, modakira) qui ont vu le jour au début des années quarante, mais qui sont restés dans l’oubli. Il est probable en effet (Cf. article cité) que cet ‘’oubli’’ est dû au fait que l’impact de ces documents fut ‘’limité’’ pour des raisons liées au contexte national et international du moment. Ce postulat n’est pas faux au regard de la complexité de ce double contexte et de la répression (arrestation, déportation) et aux contraintes politiques et matérielles auxquelles les nationalistes étaient soumis à cette époque. Mais aujourd’hui rien n’empêche de rappeler l’existence de ces Manifestes politiques et d’en examiner la teneur et les attendus pour l’histoire, pour les jeunes générations et pour rendre hommage à tous ceux, connus ou moins connus, qui ont œuvré au prix de leur vie et de leur liberté pour que leur pays puisse retrouver sa souveraineté confisquée par le régime du Protectorat (1912-1956). Ce régime, qui trouve dans l’Acte de Fès du 30 mars 1912 sa base juridique, s’est acharné, en utilisant différents subterfuges et artifices juridiques et politiques, à contourner les principes annoncés par ce même Acte dans son article premier paragraphe 2 : « Ce régime sauvegardera la situation religieuse, le respect et le prestige traditionnel du Sultan, l’exercice de la religion musulmane et des institutions religieuses… ».
Le Protectorat espagnol instauré dans le Nord marocain à partir du 27 novembre 1912 a affirmé les mêmes principes du respect du statut du Sultan et de l’Etat du pays sous l’autorité d’un Makhzen réformé.
C’est l’inverse qui s’est produit en réalité car à maintes reprises l’identité nationale, la cohésion sociale (Dahir berbère de 1930), le statut du Sultan et l’état de la structure de son Makhzen ont été contrariés. Les hiérarchies et les rôles ont été transformés. La France a même tenté de dissoudre le Maroc dans un grand ensemble politique, l’Union française. Cette structure fédérative créée par la Constitution de la Quatrième République, avait pour objet d’associer la métropole et les départements d’outre-mer à des colonies françaises soumises à des régimes administratifs différents : territoires d’outre-mer, territoires associés (sous mandat) et États associés (sous protectorat). Mais la France, n’en déplaise à sa principale vigie à Rabat, le Résident général, a trouvé face à elle, pour contrer ses manœuvres et déjouer ses projets, un Sultan, décidé à ne céder sur aucun des attributs de la souveraineté nationale, et des hommes d’honneur patriotes sincères qui refusaient de voir leur pays céder à la résiliation et la pression visant à le maintenir sous le joug colonial.
A l’instar de celui du 11 janvier 1944, les différents Manifestes, au moins cinq (Cf. article cité), sont tous animés par la même fibre nationaliste et marqués par la volonté résolue de leurs auteurs de conduire le pays vers l’indépendance. Ces Manifestes traduisent au fond chez les nationalistes, que ce soit dans la zone Nord sous influence espagnole ou celle soumise au régime du Protectorat français, une véritable conscience de l’intérêt supérieur du pays doublée d’une connaissance des enjeux géostratégiques et de l’essence de la politique (coloniale) de la France. Bien avant le débarquement (Opération Torch) allié en Afrique du Nord le 8 novembre 1942 ou la conférence d’Anfa de janvier 1943, la dynamique nationaliste était déjà en œuvre. La résistance rifaine (1921-1926), la contestation du Dahir Berbère de 1930, les faits de résistance, les épopées de la lutte dans les montagnes et dans les plaines, dans les campagnes et dans les villes, sont là pour en apporter la preuve. La visite historique du sultan Mohammed Ben Youssef à Tanger le 10 avril 1947, précédée du massacre (le 7 avril) des populations civiles de Casablanca, a donné à cette lutte ininterrompue un élan formidable et des horizons prometteurs.
Faire connaître ces chapitres glorieux de l’histoire nationale, commémorer comme il se doit les épopées d’hommes, de tribus et de régions qui ont tant donner à leur pays, ce ne serait que justice. C’est par ces chapitres que peut se transmettre la fibre patriotique et la fierté nationale et se construire réellement des mémoires collectives irréprochables et solides.

Les Manifestes ont joué un rôle essentiel dans ce combat pour la liberté à la fois comme moyens de sensibilisation interne et internationale, auprès des intellectuels arabes (au Caire) et des chancelleries occidentales, sur les droits et les attentes du Maroc et comme supports politique utilisés par les nationalistes pour exprimer leur vision d’une société marocaine émanciper et solidaire. La lecture et l’analyse des différents Manifestes de l‘indépendance permettent en effet, au-delà de la revendication centrale liée à la révocation du Protectorat, de mieux identifier les idées politiques, les aspirations nationales et les programmes des premières formations politiques qui ont produit et présenté des Manifestes. C’est le cas du Parti de la Réforme Nationale (PRN) de Abdelkhalek Torres et du Parti de l’Unité Marocaine (PUM) de Mohamed Mekki Naciri. Ces deux partis sont à l’origine des premières initiatives écrites et argumentées qui ont vu le jour dans la zone sous influence espagnole avec pour revendication première l’indépendance du Maroc. La première initiative a été publiée à Tétouan le 14 novembre 1940 avec le titre explicite ‘’Nous voulons l’indépendance’’. La deuxième est venue également de Tétouan sous forme de « Mithâq National » publié le 18 décembre 1942. Les auteurs de ces deux Manifestes ont appelé à la création d’un régime monarchique et ont fait part de leur refus de voir le Maroc intégrer l’Union Française. Les principes de démocratie, du pluralisme politique, de défense de la culture et de la religion musulmanes y figurent en bonne place.
Le 14 février 1943 les deux formations politiques du Nord, réunies depuis le mois de janvier 1942 sous une bannière unitaire (Le Front National Populaire) ont réitéré de nouveau leur revendication sous forme d’une Modakira (mémorandum) présentée aux Consuls installés à Tanger et dans laquelle il est demandé la fin du Protectorat, la reconnaissance de l’indépendance du Maroc et la pleine souveraineté sur son territoire.

L’impact de ces premières initiatives nationalistes et du Manifeste du 11 janvier 1944 ne fut pas négligeable. Au Caire, des étudiants marocains et des universitaires, organisés au sein de ‘’ La ligue de la défense de Marrakech (Maroc) et du Mouvement National’’ créée en 1943, ont lancé un document (modakira) présenté au mois de janvier 1944 au Bureau de la France Libre et à des représentations diplomatiques. Ce document qui fait également de l’indépendance du Maroc une revendication irrévocable est venu renforcer le Manifeste du 11 janvier 1944 et affirmer par là- même l’unité et la solidarité des différents courants nationalistes avec et autour du Sultan contraint de mener une résistance ouverte contre la politique du Résident général. C’est dans ce sens que A. Torres présente, le 29 février 1944, au nom de son parti une Pétition (‘arida) de soutien au Sultan et au Manifeste de l’Istiqlal.
Le changement de perspective, de paradigme et de stratégie de combat contre l’occupant s’est opéré donc dès les années quarante. L’indépendance, comme étape vers la réforme et non l’inverse, est devenue l’horizon. Un Horizon atteint en 1956 au prix d’énormes sacrifices, de la déportation du Sultan et des membres de sa famille et après de longues et difficiles négociations avec les deux puissances colonisatrices, la France et l’Espagne.

Aujourd’hui, plus d’un demi-siècle après son accès à l’indépendance, en 1956, le Maroc a une « mémoire partagée » avec ces deux pays voisins. Près de deux millions de ses ressortissants y vivent et y travaillent. Il convient par conséquent d’entretenir et d’enrichir les échanges économiques et culturels dans le respect mutuel et sans pour autant brader des chapitres entiers et essentiels de l’histoire et de la mémoire nationales.

Paris le 10 janvier 2020
Mohammed MRAIZIKA
Docteur en Histoire (EHESS-Paris)
Diplômé de Philosophie Morale et Politique (Sorbonne IV)
Consultant en Ingénierie Culturelle

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