Gaston Bachelard, cinquante ans après
Gaston Bachelard, cinquante ans après
Gaston Bachelard est mort il y a plus de cinquante ans, dans un hôpital parisien. On ne peut pas ne pas évoquer la mémoire de cet épistémologue puissant dont la lecture a marqué les formations, notamment son livre La Philosophie du non. Il y expliquait que ce que la science découvre peut faire retour sur l’esprit humain et modifier ainsi les contours de la raison, ce pourquoi la philosophie doit s’ouvrir à la science et tenir compte, dans son propre champ, des avancées scientifiques. « La doctrine traditionnelle d‘une raison absolue et immuable n’est qu’une philosophie , et c’est une philosophie périmée » écrit-il.
Si je tiens à évoquer Bachelard, c’est aussi parce qu’il fut une figure exemplaire, au propre comme au figuré. Au sens propre, car Bachelard, c’est d’abord une tête
Avec sa barbe fluviale, il apparaît comme une figure paterne, bonhomme et généreuse. Cinquante ans après sa disparition, il conserve l’image d’un bon vivant alliée à celle d’un pédagogue mystérieusement fascinant.
Voilà un philosophe qui connaissait les classiques, mais aussi l’art de découper les textes, compétence qui ne semble pas si bien transmise aux jeunes gens qui fréquentent les universités. Bachelard fut également une figure exemplaire au sens figuré du terme, car son parcours est symbolique d’un certain type de destin : boursier d’origine modeste, il a gravi des échelons qui, à son époque, étaient devenus verticaux. De surnuméraire des Postes et Télégraphes à Remiremont qu’il était en 1903, il est parvenu à occuper la chaire d’histoire et de philosophie des sciences de la Sorbonne trente sept ans plus tard, en1940, treize ans après avoir soutenu sa thèse de philosophie à l’âge de quarante-trois ans.
Mais Bachelard fut surtout un penseur hors norme, qui a construit une épistémologie rigoureuse rn s’appuyant sur une connaissance solide de la physique et de la chimie..Son pari, c’est que pour bien parler de la science, il faut partir de la science même, et non des idées que l’on se fait à son sujet. Il fut aussi celui qui a renouvelé l’approche de la poésie en mobilisant des théories d’avant-garde, notamment la psychanalyse, de sorte que son œuvre a deux versants : un versant épistémologique, où il s’intéresse à la raison scientifique, à ce qui la féconde et à ce qui la transforme ; et un versant littéraire, où il s’intéresse à l’imagination poétique. A priori, raisonner et imaginer se présentent comme deux dynamiques contraires.
Le savant se doit de résister à la pente imaginative du langage pour élaborer rigoureusement ses concepts. Le poète, lui, doit échapper à la structure simplement logique du langage pour produire des métaphores inouies. En réalité, explique Bachelard, la raison scientifique et l’imagination poétique agissent de conserve, puisqu’elles ont en commun de mettre l’esprit en branle, de ne pas se satisfaire des évidences premières, et de défier le sens commun
Tout cela peut paraître daté et dépassé, d’autant que des chercheurs collaborent désormais et que leur façon de travailler n’a plus grand-chose à voir avec la façon de travailler d’Einstein ou de pères fondateurs de la physique quantique, qui portaient la barbichette, faisaient leurs calculs à la main, s’envoyaient des cartes postales remplies d’équations, se réunissaient en petit comité à l’hôtel Métropole de Bruxelles.
Mais n ce temps d’hémiplégie intellectuelle, en ces temps, où l’on veut nous faire croire que les scientifiques, avec des gènes spéciaux, et les littéraires consubstantiellement des littéraires, avec d’autres gènes tout aussi spéciaux, il est bon de raviver une pensée qui n’oppose nullement culture scientifique et culture littéraire, et qui choisit même de les conjuguer.
Dans l’œuvre de Bachelard, il y a des choses qu’on relit aujourd’hui avec délice. Par exemple, ces phrases extraites de son livre La Formation de l’esprit scientifique : « La science s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion ; de sorte que l’opinion a en droit toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne pense pas, elle traduit des besoins en connaissances. On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire, elle est le premier obstacle à surmonter. » ( A suivre)
DE VIVE VOIX : Mohammed Essahlaoui
1 Comment
Bien dit. Mais il faut reconnaître également que le dysfonctionnement dont souffre mystérieusement notre système éducatif contribue à l’anomalie que vous avez ingénieusement évoquée. Chez nous, Sciences ou Arts, le défit est loin d’être relevé par des intellectuels « handicapés ». Bref, que vous êtes fortunés d’appartenir à l’Ecole classique.