Le friauche, Trompe la mort et Fauche le vent entre Hugo et Balzac (à suivre)
Zaid Tayeb
Entre Hugo et Balzac, s’établissent des emprunts et des influences qui se développent sur une longue période. Ces échanges ont contribué à enrichir la littérature française du XIX ème siècle et à lui donner un coup de pouce pour la faire aller encore plus de l’avant. J’ai pu relever deux faits marquants qui, par leur évidence manifeste, ne peuvent pas passer inaperçus pour les lecteurs avertis.
Quand Hugo a écrit l’un de ses premiers romans, ‘’le Dernier Jour d’un Condamné’’ il n’avait alors que vingt sept ans d’âge. Mais cela ne l’a pas empêché de laisser à la postérité un livre qui ne ressemble à aucun de ceux que les lecteurs de son époque avaient l’habitude de lire. Ce livre ressemble beaucoup plus à un réquisitoire ou un plaidoyer d’un homme de loi qu’à un récit d’un homme de lettres. Il augurait déjà de la naissance d’un grand auteur qui allait marquer son siècle et la littérature française sur lesquels il allait confortablement asseoir sa notoriété et son autorité aux côtés de Balzac, Flaubert et Zola, pour ne citer que ces trois monuments. Ce livre, comme il le dit lui-même n’est ni un journal, ni un mémoire, ni une autopsie ‘’intellectuelle’’. Cependant, il entretient des affinités avec le récit autobiographique avec lequel il partage une narration à la première personne et de nombreuses projections dans le passé introduites par des formules du type ‘’Je me revois enfant’’ (chap.XXXIII) ; ‘’je me souviens qu’un jour, étant enfant…’’ (chap.XXXVI) ; ‘’Voici : trois heures sonnaient…’’ (Chap.XLVIII) ‘’je vois’’ ; ‘’voilà’’ (chap.XXIII) ; ‘’C’était par une belle matinée d’août…(chap.II) ; ‘’Me voici transféré…. Mais le voyage vaut la peine d’être conté.’’ (chap.XXII). Aux nombreuses projections dans le passé ( analepses ou rétrospections) et qui servent à structurer le récit, s’ajoute l’effet de vérité créé par les demandes de quoi écrire chaque fois que le narrateur condamné se trouve dans un des trois lieux ( Bicêtre*, la Conciergerie**, l’hôtel de ville***) et par la note de l’éditeur du chapitre XLVII. Dès le chapitre V, le lecteur prend conscience que le roman qu’il est en train de lire a été écrit feuille par feuille non par Victor Hugo en sa qualité d’écrivain, mais par le condamné lui-même, qui, de narrateur-accusé-condamné, devient l’auteur du manuscrit. En témoignent, comme je viens de le préciser quelques lignes en amont, les moyens d’écrire ****que les responsables lui donnent sur sa demande et la note de l’éditeur qui dit n’avoir pas retrouvé le feuillet qui, normalement, devait contenir l’histoire qu’il voulait laisser à sa fille.*****
Dans l’un des nombreux chapitres qui composent ce livre, Victor Hugo fait entrer en scène un bagnard à qui il donne le droit de parole. Le récit, pris en charge par le personnage qui répond au nom du ‘’friauche’’, le plus souvent dans la langue des forçats, émouvant parfois, repoussant d’autres fois, se développe sur 3 pages du chapitre XXIII. Il constitue en effet un récit dans le récit ou un récit porté enchâssé dans le récit porteur où il est judicieusement inséré au moyen d’une analepse fortement marquée par deux mots que l’un ouvre et l’autre ferme : ‘’ Que veux-tu ? Voilà mon histoire à moi’’ et deux pages plus loin (et 49 ans plus tard !) ‘’ Voilà, camarade.’’ Or, ce qui est écrit en trois pages d’un livre raconte 49 ans de vie d’un malheureux dont la société de son époque a fait un monstre. L’homme est le produit de son environnement. Le friauche tel qu’il s’est présenté à nous est un mauvais produit d’un environnement malsain. Cela cadre bien. Abandonné à la rue après la mort de ses parents, l’enfant de six ans sombre bien vite dans la délinquance pour survivre dans une société qui ignore les souffrances et les douleurs de ceux qu’elle accable surtout quand ils sont sans défense comme le petit orphelin. En grandissant, il tourne mal pour devenir le friauche dans la langue argotique des bagnards avec qui il avait partagé la mauvaise fortune de Toulon. Au fur et à mesure qu’il grandissait, s’aggravaient ses crimes et s’alourdissaient les peines : Dix sept ans de bagne pour un vol, la perpétuité pour une récidive, la peine de mort pour une évasion suivie d’actes criminels accomplis avec des camardes de sang et de crime. Une vie de 49 ans condensée en 3 pages alors que les évènements de l’ensemble du roman avec ses 49 chapitres (heureuse coïncidence ou superposition recherchée ?) s’accomplissent, semaine par semaine, jour par jour, heure par heure, en tout et pour tout en six semaines. Le récit du friauche, malgré son épaisseur et sa densité, est inclus dans le récit du condamné à mort qui lui sert de support et sur lequel il est greffé. Malgré son volume, comparé à celui du narrateur-condamné, il prend peu d’espace dans le roman et se raconte ou se lit en à peine quelques minutes. Il semble au lecteur du ‘’Le Dernier Jour d’un Condamné’’ qu’il a passé plus de temps avec le narrateur-condamné qu’avec le friauche. Il se trouve donc qu’une histoire qui s’étale sur 49 ans est compressée à son maximum dans un récit de quelques minutes pour devenir insignifiante. Il est dans les habitudes de Victor Hugo d’insérer ce qui est grand dans ce qui est petit, sans que cela puisse nuire ou déranger. Nous l’avons déjà entendu faire dire au narrateur-condamné ‘’J’avais le paradis dans le cœur’’.
Le fait qu’une rétrospection de 49 ans de portée et d’autant d’années d’amplitude insérée dans un récit qui couvre une histoire de six semaines peut être considérée comme une espèce d’écart par rapport à ce qui est communément connu et admis dans la littérature. Toute l’histoire du friauche racontée en quelques pages, lue ou écoutée en quelques minutes se trouve enchâssée dans l’histoire du condamné à laquelle elle demeure étrangère.
De ce fœtus encore à l’état embryonnaire dans la tête de son auteur, naitra un géant qui fera parler de lui.
A suivre……
Zaid Tayeb
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