Repas de patate
Dédié à l’âme de notre maître : feu Ahmed Boukmakh
… L’enfant bouda, haussa les épaules et refusa de manger les patates que sa mère lui avait préparées. Malheureuse et déçue, la mère usa de tous les moyens pédagogiques des mamans couveuses et bien attentionnées pour convaincre son rejeton de prendre son repas de patates pour lequel elle s’était donnée beaucoup de peine en le préparant avec un amour intense. Après chaque tentative pleine d’amour, elle goutta une pincée de la pomme bien écrasée et bien assaisonnée pour éveiller l’envie de l’enfant qui semblait ne rien désirer et qui s’abstenait toujours et ne répondait pas à ses prières et à son insistance. Devant l’entêtement de son enfant, elle ne put retenir sa colère et fit appel au bâton qui se tenait debout, accoudé à la table et lui demanda de donner une fessée à son enfant. Le bâton haussa les ergots et refusa de le frapper, surtout qu’il était bien au courant de ce qui se tramait là haut pour l’enfant : on ne parlait que des droits de l’enfant ces derniers temps. Il savait aussi que plusieurs associations ont été créées pour assurer ces droits et ne s’arrêtaient pas de crier haut et fort :
« touche pas à mon enfant ! ». Il ne voulait donc pas être traîné devant la justice et son refus était catégorique et sans appel. Indignée par cette outrance, la femme demanda au feu de brûler à mort le bâton et de l’anéantir. Malgré sa faim ancestrale et éternellement inassouvie, le feu refusa à son tour de consumer un être si frêle et plein de courage et d’humanisme, surtout qu’il ne s’agissait pas d’une inquisition où il fût passé à l’œuvre sans le moindre regret. La colère de la femme devint intarissable. Elle ordonna d’un ton sec à l’eau d’éteindre la flamme, cette mégère aux langues fourchues et de la priver de son ardeur. Mais l’eau, par son calme habituel ne se plia pas à ses ordres, ce qui accentua sa colère et son irritation. Elle eut vite une idée vindicative et ordonna à la vache qui broutait l’herbe non loin de là, de boire cette eau mal élevée et polluée d’insultes et qui ne donna aucun intérêt à ses désirs. La vache s’arrêta un moment de brouter puis beugla et meugla en signe de refus.
La dame ne se retint plus et passa à l’action la plus meurtrière. Elle fit appel au couteau et lui ordonna d’égorger cette vache têtue et bête, passant son temps à paître et à péter de l’ammoniac, polluant ainsi la couche d’ozone, jusqu’à la perforer. Le couteau ne s’affila pas, mais juste un éclat de surprise lui jaillit de la lame faisant savoir à la femme que par déontologie professionnelle, il ne pouvait exaucer son désir de criminelle. Affolée, ne pouvant retenir sa colère impétueuse et plus affûtée que ce couteau, la femme chercha autour d’elle et tomba nez à nez sur un forgeron. Elle le pria de briser en mille morceaux cette lame froide se faufilant entre patates et oignons et refusant de couper les artères jugulaires d’une vache incriminée. Le forgeron fidèle au serment de ses collègues s’étant jurés d’affiler les couteaux et d’insuffler en eux le mince fil de la vie et non de les briser, ne céda pas au vœu de la femme torturée par tant de refus. Que lui restait-elle ? Un gibet se dressant en face d’elle lui donna une idée bouillonnant de mépris et de vengeance. Elle alla l’implorer pour qu’il étranglât le forgeron jusqu’à ce que mort s’ensuivît. Mais le gibet de potence, qui ne se plie qu’aux ordres de son bourreau, toisa la dame du haut de son piédestal et lui exprima son refus catégorique, allant même jusqu’à la menacer si elle insistait. A ce moment, une souris longeait le plancher. La mère la rejoignit avec difficulté.
Quand elle la rattrapa elle lui susurra de grignoter la corde jusqu’à l’usure totale. Mais sans résultat. La souris préférait les fromages, du gruyère s’il vous plaît ! Elle se dirigea vers son terrier se trouvant non loin de là, et laissa la mère avec son désarroi. Comment allait-elle faire pour que son enfant mangeât ses patates ? Rouge de colère, vociférant toutes les injures du haut de sa colère paroxystique, la mère ne perdit pas son temps et alla réveiller le matou qui ronronnait non loin de là. Elle lui montra la bestiole et lui ordonna de la bouffer. Le chat se lécha les babines, s’étira, miaula, releva son derrière, passa sa queue sur le visage de la mère en signe de reconnaissance et, ravi de l’offre royale, accepta de la bouffer. Il déclencha ainsi une avalanche des oui-oui interminables … La souris alors accepta à son tour de ronger la corde, et la corde d’étrangler …et le forgeron de briser …et le couteau d’égorger …et la vache de boire …et l’eau d’éteindre …et le feu de consumer …et le bâton de frapper … Mais l’enfant avait grandi et n’était plus là ! Il avait déjà « brûlé » la mer à bord d’une planche de fortune et se trouvait en Andalousie, loin de la mère et de ses patates, en train de bouillir des pommes de terre ramassées dans une porcherie, en s’abritant sous une toile de plastique. La faim le tenaillait et le racisme le grillait sur mille et mille feux de haine et de xénophobie …
– Ah ! si j’avais écouté les paroles de ma mère et mangé ses patates, je lui aurais certainement évité tous les tracas du monde !…Ah ! si le bâton s’était plié à l’ordre de ma mère, je ne serais certainement pas arrivé là, à cette situation de non retour …Même la planche qui m’a jeté au bord de Tarifa, par une nuit non éclairée, a brûlé !…
Oujda le 21-3-2002
1 Comment
N’oublions pas que les patates qu ‘on mange ici viennent de chez nous.Alors il vaut mieux manger les patates chez soit que de faire des milliers de kilomètres pour la meme chose.Comprend celui qui veut comprendre.